L’industrie de la mode est-elle en train de se tirer une balle dans le pied ?

By on 25/02/2016

Des changements majeurs se produisent en ce moment dans l’industrie de la mode, le monde du luxe désirant se rapprocher de celui de la fast fashion en imaginant une nouvelle façon de présenter et fabriquer ses collections baptisées « see-now-buy-now ».

Instauré par Jeremy Scott lors de son arrivée dans la maison italienne Moschino, suivi par Donatella Versace pour la ligne Versus qui a enregistré des ventes record avec Anthony Vaccarello à la tête de la création, ce système de présentation des collections en concordance avec la saison actuelle semble vouloir se généraliser dans de nombreuses marques.

Hedi Slimane chez Saint Laurent a délaissé Paris au profit de Los Angeles pour la présentation de la ligne homme automne-hiver 2016-17 et a profité de l’événement pour dévoiler la première partie de la collection femme un mois avant la seconde prévue en France le 7 Mars prochain. Avec cette preview, la maison entre dans cette frénésie de présenter et de vendre tout de suite à sa clientèle ne souhaitant plus attendre 6 mois pour acquérir des pièces que la presse relaye immédiatement et que les boutiques tardent à exposer dans leurs rayons en raison des délais de fabrication.

Saint_Laurent_PaP_Femme_Automne_Hiver_16-17 Saint-Laurent automne-hiver 2016-17

Ces dernières semaines, la révolution s’est activée avec Tom Ford qui a choisi de reporter à Septembre sa collection automne-hiver 2016-17 afin qu’elle puisse être disponible à la vente dès sa présentation. New-York a marqué un tournant avec des marques consacrant une partie de leurs défilés à des pièces disponibles.

Pionnière, la créatrice américaine Rebecca Minkoff, a présenté une collection nommée #SEEBUYWEAR dont 70% des pièces sont pré-produites. Diane Von Furstenberg, Tory Burch, Tommy Hilfiger et le britannique Burberry se sont faufilés dans cette nouvelle brèche en contournant les règles établies depuis plus de 150 ans afin de satisfaire leurs clientes sans délai en passant par un système de précommandes.

Rebecca_Minkoff_Printemps-été_2016Rebecca Minkoff printemps-été 2016

En plus de proposer des tenues disponibles ou en commande dans des délais hyper courts, ces collections tests ont pour but de satisfaire la demande d’un grand public perdu face à l’abondance d’images défilant sur le net et ne comprenant plus à quelle saison correspondent les produits. Ces grands groupes souhaitent également court-circuiter les géants du prêt-à-porter de masse comme H&M, Zara, Mango…qui profitent de leurs délais longs pour les copier.

Burberry_femme_Automne_Hiver_2016-17 Burberry automne-hiver 2016-17

En quelque sorte, avec ce type de présentation, les grands groupes, les seuls capables par leur puissance financière à fabriquer des collections sans encore les avoir vendues, souhaitent se rapprocher du calendrier de la haute couture en s’adressant directement à leur clientèle finale en distribuant sur leur e-shop ou dans leurs réseaux de distribution propres.

Ce type de commercialisation risque d’entrainer les dirigeants des maisons à imposer à leurs créateurs d’imaginer des collections faciles à vendre, comportant zéro risque afin de limiter la casse en cas de non adhésion du public. La création risque donc d’en pâtir très rapidement en uniformisant les collections déjà très dirigées par les cahiers de tendances et les studios de création seront suffisants pour débiter des collections à gogo.

A l’image du couturier Italien Giorgio Armani qui déclare « je pense qu’une révision des calendriers est en quelque sorte souhaitable : les temps, et non seulement la révolution numérique, l’exigent. Cependant, je pense qu’il est trop tôt pour être emporté par l’enthousiasme du « see-now-buy-now ». Pour que cette révolution soit efficace et permanente, il sera nécessaire d’intervenir à chaque étape du développement afin de créer un mécanisme opérationnel, et pas une simple et énième opération de communication. Je ne suis pas inquiet sur le fait que tout sera en ligne immédiatement sur les réseaux sociaux, les quotidiens font cela depuis toujours. Je tiens à réaligner le calendrier des présentations avec ceux des ventes dans les magasins avec intelligence, équilibre et bon fonctionnement. Cela exigera du temps et, naturellement de la stratégie à tous les niveaux, que je suis prêt à entreprendre », la Fédération Française de la Couture du Prêt-à-Porter des Couturiers et des Créateurs de Mode semble se ranger à son avis en ne chamboulant pas son calendrier afin de privilégier la création.

Giorgio_Armani_SGP Giorgio Armani

Seul à ne plus vouloir se soumettre au calendrier actuel et à défiler pour la dernière fois à Paris le 2 Mars avec sa ligne automne-hiver 16-17, le créateur Belge Cédric Charlier, dont la marque est produite et distribuée en licence par le groupe italien Aeffe, a annoncé son désir de fusionner pré-collections et collections principales en changeant le calendrier de ses défilés qui ne se tiendront plus que deux fois par an, en Janvier et en juin à New-York, en dehors du cadre des fashion weeks traditionnelles. Le marché américain étant son principal marché, les collections seront ensuite présentées à Milan et en France.

Cédric_CharlierCédric Charlier

A l’image de Raf Simons, qui a claqué la porte de Christian Dior en raison de pressions trop importantes et une frénésie de création de vêtements sans un réel intérêt, mis à part d’apporter des nouveautés en magasins, le jeune designer déclare que « ce choix naît de la volonté de consacrer plus de temps et de se concentrer davantage sur la valeur et la créativité de ses collections, afin de lui permettre d’offrir un produit plus attentif et en ligne avec les saisons ».

Paco Rabanne, s’apprête à tester ce nouveau système au travers de quatre tenues dessinées par Julien Dossena qui seront mises en vente juste après son défilé du 3 Mars prochain. Elles seront disponibles dans sa nouvelle boutique de la rue Cambon ainsi que sur son site marchand et au travers des points de vente du grand magasin Barney.

Julien_Dossena Julien Dossena

Bonne ou mauvaise piste pour vendre toujours plus et mieux, ce système ne cache-t-il pas un nouveau moyen pour les gros groupes d’écraser encore un peu plus la jeune création déjà incapable de suivre le rythme des saisons, qui est passé de 2 collections annuelles à 4 voire à 6 afin d’apporter toujours plus de nouveautés en magasin comme le font les grandes enseignes low cost.

En conclusion, étant donné que seules les enseignes à fort pouvoir financier peuvent investir dans une fabrication basée sur des ventes hypothétiques et que les acheteurs vont devoir partager leurs budgets pour acheter en deux temps les collections présentées à 6 mois et celles de leurs marques phares en adéquation avec les saisons, on peut se poser la question de savoir si ces derniers vont réellement investir sur celles à moindre pouvoir médiatique, bien que souvent plus créatives, dont la fabrication ne sera possible que si les ventes sont confirmées ?

A cette heure-ci, personne ne sait si le modèle proposé est viable dans le temps face à un constat déjà peu enthousiaste des créateurs ayant pour la plupart des délais importants de fabrication face à un manque de fabricants, ceux existants donnant toujours priorité aux grosses commandes. Alors comment imaginer un monde où chacun fait fabriquer à l’avance ses futures collections sans problème de financement, de délai et de vente assurée ? Utopie ? Réalité ? L’avenir nous le dira.

Frédéric Blanc

About Fred

Frédéric Blanc, styliste photo, attaché de presse et fashion éditor de Fashion-spider, le magazine spécialisé mode et beauté, fait partie des figures incontournables de Paris.

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